Pourtant le soir même, l’histoire se répète. Cette fois, direction les urgences du CHUV, où il débarque vacillant. On lui apprend alors qu’il a fait, non pas un, mais deux infarctus. Un premier vraisemblablement passé inaperçu, et le second durant la randonnée. « Je n’en revenais pas, j’avais toujours entendu dire qu’en cas d’attaque on ressentait une violente douleur au bras gauche, or moi, je n’ai rien senti de similaire.»
A peine admis au Service des soins intensifs, il enchaîne avec une troisième crise cardiaque, celle de trop. L’équipe décide de le plonger dans un coma artificiel pour limiter les risques. « Il était vraiment sur le fil du rasoir, il a enchaîné les infections. On a du l’opérer huit fois », se souvient Béatrice, alors inlassablement présente à son chevet! Le cœur de Jean-Claude ne fonctionne plus correctement, et les interventions successives ne suffisent pas à le remettre d’aplomb. La transplantation se profile à l’horizon comme une solution. Mais pour cela il faut un donneur compatible. Et l’état de Jean-Claude ne permet pas une telle intervention pour l’heure. On propose alors à Béatrice de relier le cœur de son mari à une assistance circulatoire, une sorte de pompe cardiaque artificielle qui va totalement prendre en charge le travail son organe défaillant.
Petit à petit, le valaisan sort du coma. Si la rééducation a commencé en amont de son réveil, le chemin reste abrupt. Un coup dur pour cet insatiable actif qui peine alors à tenir debout. « J’ai du réapprendre à marcher. Mon physiothérapeute, qui fréquentait le même club de tennis savait exactement ce que je devais récupérer, énormément... Il y a eu des moments de désespoir.»
Un mois plus tard, c’est le retour à la maison, avec une existence désormais chamboulée. L’appareil, auquel son cœur est relié, modifie le quotidien du couple. Jean-Claude porte en permanence une sacoche qui contient la batterie de son assistance circulatoire mécanique. La nuit, l’appareil est branché sur le secteur. Les douches sont proscrites, et les balades en pleine nature qu’il aimait tant devenue quasiment impossible. Il doit également se rendre deux fois par semaine chez son généraliste pour changer les pansements, une fois par semaine au CHUV. N’étant plus prioritaire sur la liste des receveurs, il s’attend à vivre cette situation pour un long moment. «J’ai appris une chose, c’est que je n’avais pas d’autre choix. Alors j’ai décidé de rester optimiste.»
Jusqu’à ce jour inespéré, à peine trois mois après son retour de l’hôpital. Le téléphone sonne : au bout du fil, le coordinateur de transplantation. Un organe compatible, de bonne taille, l’attend à l’hôpital. Il faut partir maintenant. « Ma femme a paniqué. C’était tellement inattendu. Moi, étrangement, je suis resté très calme. Mais dans le taxi qui nous emmenait à l’hôpital, j’ai réalisé. Quelqu’un était mort… J’ai commencé à culpabiliser. » Le coordinateur de transplantation réussit à le réconforter. « Il m’a dit : la personne serait morte de toute façon, vous n’y pouvez rien. Cela m’a apaisé.»
La transplantation se déroule bien malgré l’attente légèrement anxieuse de Béatrice. «On a toujours eu pleine confiance dans les équipes médicales et soignantes du CHUV qui ont été très attentives, mais aussi très rassurantes avec nous. Mais c’est vrai que dans les premiers jours, il y a toujours la menace du rejet », explique la fringante retraitée. A la sortie du bloc, aux soins intensifs, Jean-Claude vit dans un entre deux mondes peuplé de rêves étranges où la réalité se confond aux chimères post-opératoires. Mais le voilà équipé d’un nouveau cœur !
Et aujourd’hui, comment revit-il avec l’organe d’un autre ? «Il n’y a pas un jour qui passe sans que je pense à cette personne», s’exclame le sexagénaire, les yeux scintillants. Comme le permet la procédure, il a écrit une lettre à la famille du donneur, qui reste anonyme (tout comme le receveur), mais il n’a jamais reçu de réponse. « Un choix que je respecte. De mon côté, j’en ai ressenti le besoin, et ça m’a aidé à avancer avec cette idée. » Physiquement, Jean-Claude Favre a très bien récupéré, au point de ne pas toujours réaliser qu’il est aujourd’hui transplanté. Il a d’ailleurs retrouvé avec bonheur les sentiers de ses randonnées qu’il affectionne tant. «Aujourd’hui, je ne dépasse plus les 600m de dénivelé, et les 5 heures de marche!»
Et puis, il y a les contraintes : les contrôles fréquents au CHUV, les médicaments anti-rejets, les restrictions alimentaires. Mais personne ne s’en plaint vraiment. Le couple s’est habitué à ce nouveau mode de fonctionnement. « On a profité énormément de voyager loin dans notre vie. Aujourd’hui, on continue mais plus près, en Laponie plutôt qu’en Birmanie », raconte Béatrice installée dans le séjour familial de Grandvaux, qui regorge de souvenirs et clichés de ces errances lointaines. Puis au détour de la conversation, elle en profite pour noter le récent changement de caractère de son époux. Il proteste, puis abdique : «D’où je reviens, je n’ai plus envie de perdre du temps avec la bêtise humaine. C’est vrai, désormais je dis beaucoup plus ce que je pense, quitte à déplaire. A vrai dire, je me sens aujourd’hui, tout simplement plus libre!»