Optimiser l’utilisation des ressources grâce à l’IA
Noémie Boillat Blanco, médecin adjointe au Service des maladies infectieuses du CHUV, jongle quotidiennement entre son activité clinique et ses recherches, afin d’identifier des outils d’aide à la décision. On peut voir le point de départ de ce parcours de clinicienne-chercheuse dans un séjour en Tanzanie en 2012, avec le soutien du FNS : envoyée par l’Institut tropical et de santé publique suisse (SwissTPH ), la jeune médecin rejoint l’Ifakara Heath Institute , à Dar es Salam. A son retour en Suisse, elle obtient son PhD en épidémiologie à l’Université de Bâle, en 2015.
Elle poursuit sa carrière sur les rives du Léman, d’abord à Unisanté, puis au CHUV. Spécialiste des infections respiratoires, elle est devenue en 2025 professeure associée à la Faculté de biologie et de médecine (FBM) de l’Université de Lausanne. Elle travaille au développement d’outils diagnostiques, utilisant l’IA, avec un objectif précis : lutter contre la résistance aux antibiotiques en freinant leur sur-prescription. Interview.
Comment arrivez-vous à concilier clinique et recherche ?
Au début de mon parcours, j’ai bénéficié de plusieurs bourses de soutien de carrière, outre du FNS, de la part de la FBM et de la Fondation Leenaards. Cela m’a permis de mener cette double activité et d’acquérir mon indépendance de chercheuse. Pour moi, cette double activité, combinant clinique et recherche clinique, est primordiale. Car l’une nourrit l’autre : la clinique permet de garder les pieds sur terre, de garder le contact avec la réalité, et c’est de là que vont émerger les bonnes questions de recherche. En retour, celles-ci vont permettre de renforcer l’evidence, les preuves, et in fine d’améliorer la prise en charge des patient·es.
Depuis une dizaine d’années, on parle beaucoup d’« evidence-based medicine », de médecine fondée sur les preuves. Cela fait dresser un sourcil : comment faisait-on avant ?
On s’est longtemps appuyé sur l’expérience, ce qui peut être très dangereux. Car au cours d’une carrière de médecin, on est surtout marqué par les cas sévères, notamment ceux qui conduisent au décès. Le risque est que ces cas minoritaires influencent démesurément la prise en charge future des patient·es. Je prends mon domaine, les infections respiratoires : personne ne veut passer à côté d’une pneumonie sévère. Or, il n’est pas toujours facile de savoir à quel type d’infection on a affaire. Si l’on se base sur l’expérience, ce sont surtout les expériences négatives qui vont influencer la décision, alimentées par la peur de manquer un cas grave. D’où une tendance à prescrire un peu systématiquement des antibiotiques. Cela va jouer un rôle dans le développement, préoccupant, de résistances bactériennes. Cette sur-prescription d’antibiotiques a donc potentiellement un impact sur les patient·es, mais aussi – et surtout – un impact global.
On sait, concernant les antibiotiques, qu’une grosse partie du problème vient de leur emploi massif dans les élevages d’animaux de rente : s’attaquer au problème dans le contexte médical, n’est-ce pas écoper la mer avec un seau ?
Justement, on s’attaque aujourd’hui globalement au problème, à l’échelon national et international. Effectivement, le problème déborde largement la seule prescription humaine, et demande d’intégrer éleveur·euses et agriculteur·trices aux débats. On côtoie ainsi, dans les groupes de travail, des scientifiques issus d’horizons très différents, vétérinaires, ingénieur·es agronomes, spécialistes des sciences de l’environnement. Il faut noter que les choses ont déjà évolué dans le bon sens en Suisse en médecine vétérinaire : l’obligation de déclarer les antibiotiques a entraîné une baisse massive de leur utilisation dans les élevages.
Vous travaillez sur des outils d’aide à la décision pour les médecins prescripteur·trices : pouvez-vous donner quelques exemples ?
Je privilégie une recherche pragmatique, orientée sur le développement d’outils adaptables à différents contextes et facilement déployables à grande échelle, afin de générer un impact. C’est pourquoi, je m’appuie sur des technologies éprouvées ou émergentes, dès lors qu’elles offrent un potentiel clair d’application concrète et d’impact durable. Parmi elles, il y a les biomarqueurs de l’inflammation, mesurés dans une simple goutte de sang au bout du doigt. Il y a ensuite l’ultrason pulmonaire portable, combiné avec l’IA : cette approche, sur laquelle nous avons communiqué en juin dernier , a été développée en collaboration avec l’EPFL. Il s’agit d’une sonde à ultrason portable, que l’on peut brancher sur un smartphone, pour un encombrement à peine supérieur à un stéthoscope ! Et un coût moindre par rapport à un scanner. L’ultrason est une « ancienne » technologie, longtemps restée chasse-gardée des radiologues, mais qui est de plus en plus utilisée sur le terrain par les médecins, dont les urgentistes, dans le prolongement de l’examen clinique des patient·es.
Mais comment l’utiliser avec le poumon, un organe rempli d’air ? Dans ce contexte, les ondes sont immédiatement réfléchies, avec une conséquence simple : on n’y voit rien. C’est exactement ce qui se passe avec un poumon sain. Mais dans le cas d’une pneumonie, il y a une inflammation accompagnée de liquide dans le poumon : dès lors, le faisceau d’ondes n’est plus complètement réfléchi, ce qui permet de déceler des anomalies. Mais encore faut-il pouvoir les expliquer : s’il est relativement facile d’apprendre à enregistrer des images avec l’ultrason, il est beaucoup plus compliqué de les interpréter ! Il faut une formation approfondie ainsi que de l’expérience pratique, d’où l’intérêt d’une interprétation automatisée guidée par l’IA. De cette façon, du personnel non spécialisé devrait aussi pouvoir l’utiliser. Le dispositif a démontré une grande performance lors d’une étude sur la tuberculose effectuée au Bénin. Grâce au financement obtenu dans le cadre du programme Horizon de la Commission européenne, nous allons valider ces résultats au Mali et en Afrique du Sud, afin de faciliter l’accès au diagnostic de la tuberculose dans les régions reculées.
Ce type de dispositif, développé en priorité pour des pays à ressources limitées, pourrait-il être utilisé en Suisse ?
J’y crois beaucoup : ce que l’on apprend dans le Sud, on essaie de l’appliquer au Nord, et vice-versa. Mon parcours est jalonné de ces allers retours, Suisse, Tanzanie, Suisse, Bénin. Ces expériences s’enrichissent mutuellement, et travailler dans ces contextes est une véritable école pour apprendre à optimiser l’utilisation des ressources.
En Suisse, nous testons actuellement notre dispositif d’ultrason guidé pat l’IA dans les EMS, avec l’objectif de le mettre directement entre les mains du personnel infirmier. Nous avons de bons résultats avec ces outils d’aide à la décision, soutenus par des études randomisées contrôlées, mais il nous reste à convaincre les médecins. L’IA peut être vue non pas comme un substitut, mais comme un outil de soutien à l’apprentissage et à la décision, renforçant la confiance des médecins dans la prise en charge de leurs patient·es. Elle a d’ailleurs déjà fait ses preuves dans d’autres domaines, comme la détection de mélanomes en dermatologie.
La crainte, c’est peut-être que l’IA devienne une béquille, qu’un savoir-faire se perde ?
L’IA ne remplacera jamais les professionnel·les de santé. Il sera toujours nécessaire d’avoir un regard humain capable de prendre du recul, et de s’assurer que l’IA « n’hallucine » pas. On constate déjà la perte d’un savoir-faire liée à la technologie : en Suisse, certains gestes cliniques ne sont plus entraînés ; du moment qu’une machine peut faire mieux, leur apprentissage est jugé futile. Cette réalité se révèle particulièrement lorsqu’on exerce dans certains contextes à ressources limitées, comme cela a été mon expérience en Tanzanie, ou celle de mes collègues qui partent avec MSF. Au départ, on peut ressentir une forme d’impuissance, mais on s’adapte rapidement avec la pratique sur le terrain.
Avez-vous d’autres projets mobilisant l’intelligence artificielle ?
Nous avons un projet d’IA multimodale : « multimodale », parce qu’elle ne se limiterait pas à l’analyse d’images, mais intégrerait d’autres données comme le texte de l’entrée médicale, les signes vitaux et les résultats de laboratoire des patient·es. Cela, on peut le faire grâce aux Large Language Model, ou LLM, les «grands modèles de langage », type ChatGPT. L’intérêt est qu’on n’obtiendrait pas seulement un résultat qualitatif, mais aussi une argumentation soutenant la réponse. Pour ce faire, nous collaborons avec l’EPFL, le laboratoire LiGHT de la professeure Mary-Anne Hartley, qui a développé son propre LLM médical, baptisé Meditron . L’avantage, c’est que c’est de l’open source, on sait donc ce qu’il y a dedans. Mais il y a besoin de quelques réglages : les équipes du CHUV, plus de 100 clinicien·nes, ont ainsi fourni un énorme effort pour évaluer cet outil, sous l’égide du Centre de la science des données biomédicales (BDSC), et notamment du professeur Jean-Louis Raisaro et de la DreSc. Giorgia Carra. L’idée est d’améliorer le modèle en le confrontant à notre réalité clinique et à notre contexte de soins.
Nous avons un autre projet de recherche en collaboration avec le BDSC, l’EPFL et plusieurs services d’urgences en Suisse et en Europe, visant à affiner puis tester la performance et la sécurité de l’IA pour optimiser l’utilisation des ressources aux urgences, un contexte qui s’y prête bien vu la grande affluence de patient·es et la nécessité de prendre des décisions rapides. Nous avons reçu le soutien du FNS et attendons la réponse du programme Horizon de la Commission européenne pour son financement.
On parle d’optimisation de l’utilisation des ressources : or, l’IA n’est-elle pas particulièrement gourmande en matière énergétique ?
Nous travaillons avec des IA spécialisées, développées en open source, qui présentent plusieurs avantages pour les contextes cliniques : elles sont beaucoup moins gourmandes en ressources que les IA généralistes et commerciales, ce qui les rend accessibles même dans des environnements à moyens limités. Leur spécialisation permet également une meilleure performance pour des tâches ciblées. L’open source apporte aussi la possibilité d’adapter les outils aux besoins locaux. Cependant, nous sommes attentifs à l’impact énergétique de l’IA, et prévoyons de comparer l’empreinte énergétique d’une aide à la décision basée sur l’IA à celle de la prise en charge habituelle, qui peut impliquer davantage de scanners ou de prescriptions d’antibiotiques.
Le mot de la fin ?
Un autre projet me tient à cœur : repenser le format des essais cliniques. Aujourd’hui, nous avons besoin d’essais cliniques adaptatifs, où tout n’est pas gravé dans le marbre et où il est possible d’ajuster, d’ajouter ou de retirer des interventions en fonction des résultats intermédiaires. D’expérience, trop d’études sont menées à terme alors que les résultats intermédiaires étaient déjà suffisamment concluants, qu’il s’agisse de l’efficacité ou de la futilité de l’intervention testée. Il existe un consensus croissant chez les scientifiques en faveur de cette approche, mais nous manquons encore en Suisse de l’expertise et des plateformes nécessaires pour la mettre en œuvre, alors que d’autres pays, comme l’Australie ou le Royaume-Uni, progressent rapidement dans ce domaine. L’enjeu reste le même, qu’il s’agisse d’antibiotiques, de consommation d’énergie ou de méthodologie de recherche : il faut améliorer l’utilisation des ressources.