La mastocytose est caractérisée par l’accumulation de mastocytes dans divers organes, principalement la peau et la moelle osseuse.1 On distingue les formes cutanées pures (90%) et les formes systémiques (10%). Les formes cutanées sont principalement décrites chez les enfants et ont un pronostic en général spontanément favorable.2 Chez les adultes, la mastocytose cutanée a tendance à progresser vers une mastocytose systémique, qui est définie par l’atteinte d’au moins un autre organe que la peau (os, moelle osseuse, rate, foie, ganglions lymphatiques et tractus gastro-intestinal). La moelle osseuse est l’organe extracutané le plus souvent atteint. L’évolution est en principe indolente, mais peut être maligne dans de très rares cas.
La classification selon l’OMS3 est décrite dans le Tableau 1. La forme cutanée, principalement pédiatrique, débute dans 60 à 80% des cas pendant la 1ère année de vie4 et disparaît en général avant ou pendant l’adolescence. Sa présentation est très polymorphe. La forme la plus fréquente se présente comme un rash maculopapulaire, qui se caractérise par une éruption de macules ou de maculopapules de 1mm à plus de 1cm de diamètre, de couleur rouge-brun (urticaria pigmentosa). Le tronc est le plus souvent atteint. Le signe de Darier (tuméfaction d’une lésion cutanée après friction) est pathognomonique (Figure 1). Chez l’adulte, des manifestations cutanées doivent faire rechercher une mastocytose systémique.
La mastocytose systémique indolente est la forme la plus fréquente de mastocytose sytémique (2/3 des cas), et la plupart des patients ont un pronostic favorable. Dans un quart à un tiers des cas (taux peut-être surestimé dans les grandes études en raison d’un biais de sélection), une hémopathie maligne non mastocytaire est associée (classiquement syndrome myélodysplasique, syndrome myélo-prolifératif, leucémie aiguë ou lymphome non hodgkinien). Le pronostic dépend principalement de l’hémopathie associée. La forme agressive représente 5% des mastocytoses systémiques. Elle est définie par la présence d’organomégalies, d’une atteinte des fonctions hématopoïétiques, d’une atteinte osseuse ou d’une malabsorption, et d’un pourcentage de mastocytes médullaires inférieur à 20% (sinon il s’agit d’une leucémie à mastocytes). La leucémie à mastocytes, le sarcome mastocytaire et le mastocytome extracutané sont extrêmement rares.
Lors de mastocytose cutanée ou systémique, les symptômes sont causés par des médiateurs proinflammatoires libérés par les mastocytes (par ex. histamine, tryptase). Ils peuvent être précipités notamment par l’exercice, l’alcool, le stress, l’aspirine et les AINS, les opiacés, les curares, les hypnotiques et les produits de contraste. Ils comprennent des manifestations anaphylactiques avec symptômes systémiques (flush, syncope, collapsus vasculaire) et troubles gastrointestinaux5 (douleurs abdominales, diarrhées, nausées). Des ulcères peptiques sont également décrits (réaction plus spécifique dépendant de la sécrétion gastrique), de même que des manifestations neuropsychiatriques6 (dépression, changement d’humeur, baisse de la concentration). De plus en plus fréquemment rencontrée chez les patients atopiques, la présence d’une mastocytose concomitante rend plus sévère une réaction allergique (alimentaire, médicamenteuse ou hypersensibilité aux hyménoptères par exemple).
En cas de mastocytose systémique, d’autres symptômes sont liés à une accumulation de mastocytes dans divers organes, voire à une infiltration néoplasique par les mastocytes: hépatosplénomégalie, perturbation de la formule sanguine par envahissement de la moelle osseuse (notamment anémie et/ou éosinophilie), ostéopénie voire ostéoporose. La prévalence et la pathogenèse de l’ostéoporose chez des patients présentant une mastocytose systémique ne sont pas très bien connues.7,8 Les manifestations cutanées (macules ou maculopapules rouge-brun parfois prurigineuses, principalement localisées au niveau du tronc) sont très souvent présentes en cas de mastocytose systémique indolente.
Les situations cliniques évoquant une mastocytose systémique sont résumées dans le Tableau 2.
Les critères diagnostiques de la mastocytose systémique3 sont répertoriés dans le Tableau 3. Le diagnostic est établi en présence d’un critère majeur et d’un critère mineur ou de 3 critères mineurs. Certains aspects particuliers du processus diagnostique sont résumés ci-dessous.
Avant l’existence de cet examen, qui est par ailleurs bon marché (< 40 CHF), la mastocytose était considérée comme une maladie rare. Ce test a permis de suspecter de nombreux cas de mastocytose notamment chez des patients ayant présenté une réaction anaphylactique sévère.
La tryptase est présente dans les granules des mastocytes, et en moindre quantité dans les basophiles. Elle peut être mesurée dans le sérum (taux basal chez un individu sain jusqu’à 13.5 g/l) et sert d’indicateur du nombre total de mastocytes.9 L'-tryptase est libérée dans le sérum en cas de réaction anaphylactique avec dégranulation mastocytaire. La -tryptase est un monomère inactif, secrété en continu, responsable du taux basal sérique.10 Le dosage actuel utilisé (ImmunoCAP®, Phadia) mesure la tryptase totale (-tryptase + -tryptase).
Le dosage de la tryptase a une double indication:
Le diagnostic de mastocytose cutanée chez l’enfant est basé sur la clinique. La mastocytose systémique est très rare chez les enfants4 et la majorité d’entre eux présente une régression spontanée de la maladie avant l’adolescence.11 Des examens complémentaires sont donc rarement nécessaires. En cas de persistance des lésions cutanées à l’adolescence, un suivi régulier (formule sanguine complète, chimie, tests hépatiques, tryptase) est recommandé. Des investigations complémentaires ne sont nécessaires qu’en cas d’organomégalie ou de dysfonctions d’organes.12 De plus, si le taux de tryptase sérique est inférieur à 20 g/l, une ponction-biopsie de moelle osseuse n’est pas indiquée chez l’enfant.11
En cas d’atteinte cutanée chez l’adulte, une mastocytose systémique est néanmoins fréquente et devrait être recherchée (Tableau 4). L’atteinte cutanée peut être absente et la suspicion de mastocytose est alors basée sur la clinique (anaphylaxie par exemple) et un taux de tryptase sérique supérieur à 20 g/l à 2 reprises (lorsque le patient est asymptomatique). Une ponction-biopsie de moelle hématopoïétique avec examen cytologique et anatomopathologique permet d’affirmer l’existence d’une mastocytose systémique et peut aussi révéler une hémopathie associée. Certains auteurs la recommandent systématiquement en cas de suspicion de mastocytose systémique,13 alors que d’autres proposent une biopsie cutanée pour confirmer le diagnostic et une ponction-biopsie de moelle seulement en cas de doute diagnostique ou de cytopénie associée.12,14 Dans notre expérience, il nous semble raisonnable de réaliser dans un premier temps les examens les plus simples (dosage de la tryptase sérique puis biopsie cutanée) et de ne proposer une ponction-biopsie de moelle qu’aux patients présentant une tryptase supérieure à 20 g/l, des symptômes systémiques sévères et une biopsie de peau normale. En effet, le diagnostic stricto sensu de mastocytose systémique n’est important que chez les patients présentant une hémopathie associée ou une forme agressive, puisque leur traitement sera différent dans ces présentations. En cas de mastocytose systémique indolente (forme la plus fréquente de mastocytose systémique), seul un traitement symptomatique sera proposé (cf infra).
La biopsie de moëlle ou de peau présente néanmoins un intérêt potentiel thérapeutique, puisqu’elle permet d’identifier ou non une éventuelle mutation de c-kit (CD117, récepteur du stem cell factor, principal facteur de croissance des mastocytes). La mutation D816V (la plus fréquente) est détectée chez plus de 70% des patients présentant une mastocytose systémique indolente14 et sa présence ou non peut avoir des conséquences sur les choix thérapeutiques.
En raison de l’hétérogénéité des mastocytoses, le traitement doit être individualisé en fonction des symptômes cliniques et du pronostic. Il se fonde sur 2 axes: le premier vise à contrôler les symptômes dus à la dégranulation mastocytaire et le deuxième a pour objectif de contrôler la prolifération mastocytaire.15
Les patients doivent autant que possible éviter les médicaments ou situations susceptibles d’entraîner une dégranulation mastocytaire: AINS, opiacés, curarisants, produits de contraste iodés et respectivement stress, aliments riches en histamine (alcool, fraises, tomates), chaleur ou froid excessif.13 Si des opiacés sont toutefois nécessaires, il faut éviter la morphine et préférer du fentanyl, par administration intraveineuse (pompe) ou en patch. En cas d’anamnèse de symptômes anaphylactiques sévères, les patients doivent être munis de 2 stylos autoinjecteurs d’adrénaline (Epipen® ou Anapen® 0.3ml), car l'injection doit être parfois répétée après 10 à 15 minutes vu la durée d'action brève de l'adrénaline. De plus, un antihistaminique anti-H1 doit être introduit chez tous les patients présentant des symptômes de dégranulation mastocytaire. En cas de récidive des symptômes, un 2ème anti-H1 sera introduit, éventuellement au double de la dose usuelle, l’objectif étant de saturer les récepteurs à l’histamine de manière optimale. Si le patient se plaint de douleurs abdominales non contrôlées, de pyrosis ou de diarrhées, un antihistaminique anti-H2 ou un inhibiteur de la pompe à protons peuvent être utilisés.15 Une substitution en calcium et vitamine D ainsi que des bisphosphonates sont indiqués chez les patients présentant une ostéoporose.16 Lors d’intervention chirurgicale, une prémédication par un double traitement anti-H1 et anti-H2 est recommandée. En cas de manifestations digestives, il est souvent prescrit du nédocromil de sodium oral (400 mg 4x/j., Nalcrom®), néanmoins, les évidences d’efficacité sont de niveau de preuve bas, ainsi nous ne recommandons pas cette approche. Enfin, les médecins-anesthésistes doivent prendre des précautions particulières lors de l’anesthésie, en raison d’un risque augmenté de dégranulation mastocytaire en période périopératoire.17
Quelques situations cliniques particulières méritent quelques commentaires spécifiques.
L’immunothérapie aux venins d’hyménoptères est indiquée chez les patients avec mastocytose ayant présenté une réaction anaphylactique sévère (avec atteinte respiratoire ou choc) après piqûre d’hyménoptères, et pour autant qu’on ait pu démontrer l’hypersensibilité aux venins. La durée de cette désensibilisation est discutée, certains préconisant le maintien des injections de venin la vie durant.18 A ce jour, aucune étude prospective contrôlée ne permet de soutenir définitivement cette attitude. A noter que le dosage de la tryptase est effectué systématiquement chez tous les patients ayant fait une réaction d’hypersensibilité immédiate au venin d’hyménoptères, afin de ne pas manquer le diagnostic de mastocytose systémique, particulièrement fréquente chez ces patients (entre 1 et 5% ).19-21
Pendant la grossesse, les symptômes peuvent être exacerbés.22 Il n’y a actuellement pas de consensus quant au traitement recommandé durant la grossesse, peu de cas étant décrits dans la littérature. Cependant, au vu d’un risque d’accouchement prématuré,23 un double traitement anti-H1 et anti-H2 semble approprié. Les antihistaminiques sont utilisables sans risque et même à doses élevées durant la grossesse.24,25 On préfère toutefois ceux qui ont été le plus étudiés durant la grossesse: cetirizine, lévocétirizine, loratadine, desloratadine. Durant l’accouchement, un double traitement anti-H1 et anti-H2 est recommandé, ainsi qu’une seringue d’adrénaline en réserve. De plus, durant la grossesse, un concilium entre le gynécologue et le médecin traitant ou l’immunologue traitant de la patiente nous semble indispensable.
En cas de mastocytose systémique agressive ou de leucémie à mastocytes, un traitement cytoréducteur est indiqué. Il peut aussi être envisagé chez les patients avec mastocytose systémique indolente présentant des réactions anaphylactiques sévères à répétition malgré un traitement antihistaminique, mais leurs effets bénéfiques doivent être rapportés aux effets secondaires,11 qui sont très importants. Le médicament le plus étudié est l’interféron-á2b (IntronA®), couplé ou non à des corticostéroïdes, mais il ne permet une diminution ou une disparition des symptômes que chez 21% des patients.26 La cladribine (Leustatin®, Litak10®), un analogue nucléosidique, semble également conduire à une amélioration des symptômes, mais sans rémission complète.27 Enfin, l’imatinib (Glivec®), un inhibiteur de la tyrosine kinase, n’est pas efficace sur les mastocytoses avec mutation du site catalytique du c-kit, notamment la mutation la plus fréquente D816V, mais a un effet sur des mastocytoses sans évidence de mutation ou qui comportent des mutations plus rares du c-kit28 et dans les mastocytoses avec hyperéosinophilie et mutation du gène FIP1L1-PDGFRA.29 Dans certains cas de mutations D816V, l’imatinib s’est révélé néanmoins efficace mais à des doses plus élevées et par conséquent avec des risques de réactions secondaires non négligeables, incluant vomissements, diarrhées et risque de déshydratation sévère.30 Sous un tel traitement, les patients doivent être suivis avec le même soin que des patients sous traitement immunosuppresseur. En cas de mastocytose systémique associée à une hémopathie maligne, un traitement spécifique de l’hémopathie est naturellement indiqué.
Pour la mastocytose cutanée, le traitement est en général limité aux antihistaminiques et une attitude conservatrice est de mise chez l’enfant, en raison d’une tendance à la régression spontanée des lésions.2 La PUVA-thérapie peut être proposée chez les patients (enfants ou adultes) présentant une atteinte progressive ou sévère.31
Les patients doivent être suivis tous les 6 mois environ initialement afin de s’assurer que leurs symptômes sont maîtrisés, et qu’il n’y a pas d’atteinte d’autres organes (Tableau 4). Si tel est le cas, le suivi peut être effectué tous les 2-3 ans. La qualité de vie est souvent amoindrie chez ces patients, même chez ceux présentant une forme indolente.32 La tryptase sérique étant proportionnelle à l’infiltration de la moelle osseuse par les mastocytes,9 sa mesure permet de suivre l’évolution de la maladie. Une densitométrie osseuse doit être effectuée tous les 2-3 ans, les patients étant à risque de développer une ostéoporose.
Les mastocytoses constituent un groupe d’affections hétérogènes marquées par une accumulation de mastocytes dans différents organes, s’accompagnant ou non d’une atteinte cutanée ou de symptômes systémiques. Elles étaient considérées comme rares, mais leur incidence est actuellement plus importante en raison des facilités de dépistage qu’offre le dosage de la tryptase sérique. Leur fréquence est relativement élevée en cas de réaction anaphylactique, en particulier au venin d'hyménoptères. En cas d'anaphylaxie, la tryptase est quoi qu’il en soit utile pour orienter le médecin dans la recherche de l'étiologie de l'allergie.
Figure 1:
Signe de Darier (tuméfaction d'une lésion cutanée après friction)
Tableau 1:Classification des mastocytoses et critères diagnostiques
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D’après Valent P. et al.3 |
Tableau 2:Situations évoquant une mastocytose systémique
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Tableau 3:Critères diagnostiques de la mastocytose systémique
Critère majeur:
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Critères mineurs:
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Le diagnostic est établi en présence de 1 critère majeur et 1 critère mineur, ou de 3 critères mineurs. |
D’après Valent P. et al.3 |
Tableau 4:Protocole initial et de suivi des patients adultes avec mastocytose
Première visite
Suivi régulier (tous les 6 mois) des patients avec atteinte systémique
Si le patient reste stable: suivi tous les 2-3 ans
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D’après Hartmann K.14 et Georgin-Lavialle S.12 |
Cette revue est basée sur un article paru dans la "Revue Médicale Suisse"